Henri Verdier : « le vrai sujet : faire advenir l’État d’après la révolution numérique »

Publié le 19 09 2022 | Mis à jour le 22 03 2024

© Photos : Etalab et Pixabay

Henri Verdier est le Directeur interministériel du numérique et du système d’information et de communication de l’État (DINSIC) depuis septembre 2015, après avoir piloté, comme administrateur général des données et directeur d’Étalab, l’ouverture des données publiques. Il a accepté de présenter en détail la stratégie de transformation numérique de l’État, de la reconquête par l’État de sa maîtrise du numérique à la création d’un État Plateforme, ainsi que ses premiers résultats et ses perspectives

Pouvez-vous nous présenter ce qu’est la Direction Interministérielle du Numérique et du Système d’Information et de Communication de l’État, que vous dirigez ?

La DINSIC, c’est un service du Premier ministre qui est un peu la Direction des Systèmes d’Information de l’État, et sa Direction de la Transformation Numérique toujours au niveau « Groupe ». Aujourd’hui, la DINSIC opère sur trois grandes polarités. Elle opère le Réseau Interministériel de l’État, un gigantesque intranet présent dans 14 000 bâtiments de l’État, qui donne également accès à Internet à 500 000 fonctionnaires (une quarantaine de personnes spécialistes de télécommunications). Elle assume les fonctions traditionnelles d’une Direction des Systèmes d’Information : architecture, urbanisme, budgets, sécurisation des projets et des processus, mutualisation (une quarantaine de personnes).

Et elle porte un agenda d’innovation, de transformation, de disruption, avec par exemple Étalab qui travaille sur l’ouverture et la transparence des données, sur l’ouverture de l’action publique et les communs contributifs et l’incubateur de Startup d’État qui aide les administrations à développer des projets en mode agile.

Ce sont donc 120 personnes, comparé aux 18 000 informaticiens de l’État central et 70 000 dans l’ensemble des fonctions publiques. Nous ne nous positionnons donc pas en supérieur hiérarchique de toutes ces équipes mais assurons un rôle de contrôle, de coordination, d’inspiration, d’expérimentation et de ressource.

C’est une structure jeune, puisque l’ancêtre de la DINSIC qui est la DISIC a été créée en 2011, il y a à peine six ans. Et au même moment été créé Étalab, sans que le gouvernement ne le perçoive. C’est seulement il y a deux ans qu’ont été fusionnés ce que j’appelle l’informatique et le numérique. Et c’est au carrefour de ces deux cultures que naît le projet d’un authentique « État plateforme ». La structure continue à se transformer. Ainsi, Mounir Mahjoubi, secrétaire d’État en charge du numérique a exprimé de nouvelles attentes à notre égard. Il souhaite par exemple durcir une dimension technologique.

Dans cette immense informatique de l’État, comment voyez-vous votre rôle et vos missions ?

La plupart des institutions forgées avant la révolution numérique ne vivent pas l’informatique comme une langue maternelle. Elles en font, avec une forme d’absence de maîtrise qui saute aux yeux lorsqu’on visite une startup fondée par des gens de la « tech » après Internet ou une grande entreprise de la Silicon Valley.

Le problème de l’État, qui n’est pas très différent de celui des très grandes entreprises, c’est celui de toutes les grandes institutions qui avaient une fonction informatique mais un peu réduite à une commodité et qui doivent mettre le numérique au cœur de leur stratégie.

Dans la nouvelle loi Droit à l’Erreur, il y a aura probablement une mesure qui interdira de redemander des pièces que l’administration a déjà en sa possession. Ce sont des milliards de demandes de documents qui pourront être épargnées aux entreprises.

Nous travaillons donc trois dimensions essentielles. La première, c’est qu’après 30 ans d’externalisations, nous avons perdu des capacités d’action. Nous manquons cruellement au sein de l’État de grands chefs de projet, de personnes ayant une culture de production numérique. Nous sommes devenus malhabiles pour acheter, parce que l’on ne sait plus très bien spécifier, négocier ou encadrer nos fournisseurs. Nous devons donc travailler sur les ressources humaines pour réintégrer de nouveaux profils, pour réapprendre la conception et le pilotage de projets. La DINSIC a un rôle de sécurisation parce que depuis trois ans nous devons analyser tous les projets de plus 9 millions d’euros et dire si nous les laissons partir ou si nous les arrêtons.

Une fois que l’on a regagné la maîtrise de ces capacités, il est possible de développer une informatique à l’ancienne, en silo, ou bien d’aller vers une informatique plus moderne, pensée comme une plateforme. C’est la deuxième dimension de notre action. Il s’agit de faire en sorte que les applications et les données puissent être réutilisées par d’autres administrations. Quand on fait un système de paiement, de facturation, un système d’authentification ou une base de données, il faut que le système soit pensé nativement pour que toutes nos administrations puissent le prendre comme une capsule, et s’en servir pour faire autre chose.

Cette volonté de développer la réutilisation, est-ce une simple question d’économies ?

Cela permet d’innover, de créer de nouveaux services à moindre coût en reprenant des briques existantes. Pour faire un nouveau service, je peux reprendre FranceConnect, la brique Identité Numérique de la DGFIP (Direction Générales des Finances Publiques), je peux reprendre le simulateur des droits sociaux MesAides, le portail des 6 opérateurs sociaux et faire ainsi ce nouveau portail national MesDroitsSociaux.gouv.fr, qui repose uniquement sur la compilation de ressources existantes. au prix du seul coût de l’interface utilisateur.

La « plateforme numérique de l’Etat » permettra de développer de nouvelles ressources moins cher et plus vite. Et comme c’est moins cher et plus rapide, l’État peut alors appliquer les méthodes qui fonctionnent bien dans le monde numérique. Tester les applications très vite et de les améliorer jusqu’à ce qu’elles soient bonnes. Parce qu’effectivement, si on dépense 600 millions d’euros en 6 ans pour faire un projet, on ne le fait pas pour tester et voir si ça marche. Mais si on peut le faire pour 100.000 euros et en 3 mois, cela se tente. On peut essayer et améliorer. Il y a donc là une vraie stratégie de création de valeur.

Et puis il y a une vraie rationalisation du système d’information de l’État. L’INSEE produit la base de données SIREN qui est la nomenclature nationale des entreprises, publiée désormais en open data. Il y trois ans, quand je suis arrivé, on a trouvé des copies de rang 5 de la base SIREN. Les services utilisaient des copies et se les repassaient. Ainsi, certains travaillaient sur des données qui avaient 6 mois de retard. Plus le système est modulaire et rapide et plus nos services vont directement à la source et utilisent les bonnes informations.

Car lorsqu’une administration s’est organisée pour qu’un autre service puisse utiliser facilement ses données et ses ressources, lorsqu’elle est entrée dans une informatique « plateformisée », ouverte et modulaire, développée sur des standards ouverts, pensée pour la réutilisation, elle peut aussi en faire une ressource pour l’économie et la partager en Open Data, en Open Access, ou à travers une API (une interface de programmation), avec la société civile, les collectivités locales, les innovateurs, les Civic Tech, les citoyens ou les startups.

Elle peut ainsi stimuler l’innovation, attirer autour de l’État des innovateurs qui prolongent et amplifient son effort, et libérer, même, notre économie de l’ultra-dépendance envers les géants du numérique. Au fond, c’est cela « l’État plateforme ».

D’un certain point de vue, l’État finit par tenir dans un écosystème d’innovation la même place qu’une grande plateforme dans son système d’innovation. Par exemple, autour de l’iphone, il y a des millions de startups qui font des applications avec ses ressources, autour de Google Maps, il y a des centaines de milliers d’applications. Autour de l’État, il peut y avoir des milliers de créateurs.

Et cela peut être une manière pour l’État de remplir ses missions, de favoriser, d’encourager l’innovation, de trouver des personnes qui prolongent et amplifie son effort.

Et puis, il y a la troisième dimension de notre action, que nous avions engagée avec Étalab, qui est de porter certains aspects culturels de la révolution numérique indispensables à une réelle transformation numérique de l’État. Transparence, concertation, contribution, décentralisation, agilité, temps réel, ouverture, interopérabilité, open source, open data. Ce sont des valeurs que la DINSIC porte dans l’État parce que le vrai sujet, c’est de faire advenir l’État d’après la révolution numérique, pour la partie qui nous concerne, celle qui part des systèmes d’information. Et cela n’est possible que s’il y a des changements dans la manière d’envisager la relation avec les citoyens.

On connaît les difficultés que représentent de tels changements culturels. Est-ce que leur impulsion est aujourd’hui plus facile ? Est-ce que, par exemple, les objectifs de la DINSIC ont changé ?

Je m’occupe d’innovation numérique depuis 20 ans et bien heureusement les temps changent. Par exemple, il y a 20 ans, après l’éclatement de la bulle internet, des gens ont cru que c’était fini, qu’on allait pouvoir se passer du numérique. « On a eu peur mais maintenant c’est fini », comme j’ai pu l’entendre alors dans des banques et des grandes entreprises.

Et aujourd’hui au moment où par exemple Amazon atteint des sommets de valorisation, plus personne ne croit que l’on a affaire à un épiphénomène qui passera.

Ensuite à chaque alternance, arrivent de nouvelles équipes, plus jeunes, de nouvelles générations (j’emploie « génération » au sens du livre de Hamon-Rotman sur 68 : des personnes qui ont vécu les mêmes évènements de la même manière. Une personne de 80 ans qui serait montée sur sur les barricades en 68 appartiendrait à la génération 68)

Aujourd’hui, nous avons des ministres jeunes avec un niveau de familiarité avec le numérique plus grand que jamais. Et je le pressens, avec une vraie conviction qu’il n’y a pas de transformation réelle qui ne s’ancre pas aussi dans une transformation numérique.

Et puis nous avons un secrétaire d’État au numérique. C’était une demande de longue date des acteurs du numérique. La fonction ressemble à celle du White House’s CTO (Chief Technology Officer de la Maison Blanche), poste créé par Obama. Le premier White House’s CTO, Vivek Kundra, conseillait le président sur les grands enjeux comme la neutralité du Net et en même temps organisait le développement de l’informatique de l’État. En particulier, il est intervenu après la catastrophe du site HealthCare.gov où 300 millions de dollars ont été engloutis sur un produit qui n’a jamais fonctionné avant qu’il ne soit refait avec l’aide de stars de la Silicon Valley pour moins de 50 millions de dollars.

Mounir Mahjoubi a un nouveau périmètre. Il est secrétaire d’État auprès du Premier ministre. Il est en charge de la transformation numérique de l’État, en ayant autorité sur DINSIC. Mais il s’occupe aussi de la cybersécurité, de l’économie numérique, des négociations européennes sur les données, etc. et de l’inclusion numérique. Après six mois de travail, on commence à voir les effets de cette intégration. Par exemple, l’ensemble des directions la Direction Générale des Entreprises, la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes, l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information, la DINSIC se réunissent tous les 15 jours autour du ministre. Et cela permet de faire émerger une point de vue plus intégré. C’est un vrai changement.

Et notre ministre a décidé d’ouvrir le chantier de l’architecture profonde de notre système en faisant travailler l’ensemble des DSI ministériels pour qu’ensemble nous reprenions à la racine les grandes questions, qui sont des plaies dans l’informatique de l’État. Il s’agit par exemple du poste de travail de l’agent, de l’expérience utilisateur de l’usager. L’État sait faire des grands services qui marchent bien mais nous n’avons pas beaucoup d’UX (User eXperience) designer ou même de designer tout court.

Autre sujet de travail, le « legacy », les anciens systèmes hérités du passé, qui ont plus de 30 ans et la manière de les faire évoluer sans dépenser des milliards pour tout refaire de zéro. Et puis, dernier sujet de travail, le socle technologique du Service d’Information (SI) de l’État. Donc au travers de 8 groupes de travail, nous allons remettre en janvier une stratégie modernisée et impactante pour l’architecture du SI.

Pour qui n’a pas bien suivi l’évolution de VOS missions depuis 2012, le changement peut paraître vertigineux. De l’ouverture des données publiques à destination des startups, donc du privé à la reconquête par l’État de sa maîtrise du numérique …

Je suis entré dans l’État en 2013 sur une mission, l’ouverture des données publiques. Cette mission est aujourd’hui une composante de la DINSIC.

Ouvrir les données publiques est une politique publique qui a toujours eu trois objectifs. Une raison démocratique, « la société est en droit de demander des comptes à tout agent public de son administration », comme le rappelle la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Une raison économique : la création d’externalités pour les innovateurs, parce que si les gens fouillent suffisamment les données, souvent ils y trouvent de la valeur et ils inventent des services, des startups ou de l’innovation sociale. Et puis il y a une troisième raison qui est l’efficacité de l’État lui-même.

Par exemple, il y a trois ans, le ministre du Logement devait acheter 300 000 euros par an la base de données des prix de l’immobilier aux notaires, alors que Bercy possède ces mêmes données. Pour ma part, je pressentais déjà que l’Open Data permet à l’État de se penser comme plateforme. La puissance de Google Maps vient des startups qui font des services avec Google Maps qui, au passage, redonnent à Google d’autres données, lequel invente d’autres services dans un cercle vertueux pour eux. À partir de 2015, nous avons commencé à explorer le chapitre des communs numériques. Nous savons aujourd’hui conjuguer des ouvertures de données très « permissives » et d’autres qui ont des licences empêchant qu’elles soient accaparées par un acteur unique.

Ainsi, il y a trois ans, nous avons lancé la Base Nationale Adresses, en amenant La Poste, l’Institut Géographique National et Open Street Map à travailler ensemble, pour fabriquer la base de données de la géolocalisation de toutes les adresses postales.

Pour ce projet, nous avons posé des règles qui en font un commun, c’est-à-dire qui empêchent la privatisation de cette ressource grâce à une licence qui est dite contaminante. Ainsi, les améliorations que font les utilisateurs de ces données doivent être reversées au pot commun. Ce qui est donné à la communauté est Open Data et ce que la communauté en fait doit aussi être Open Data. C’est une licence contraignante qui est une forme de régulation, qui empêche la captation au profit d’un seul de cette ressource. C’était déjà la volonté d’armer la puissance publique et de défendre l’intérêt général.

Par ailleurs, nous avons une grande proximité avec le monde des startups. Non pas avec leurs modèles économiques mais avec un certain nombre de manières de travailler : l’agilité, l’open source, le test-and-learn, A/B testing, le 2-pizza-team comme ils disent, c’est-à-dire de toutes petites équipes très autonomes, très responsables. Ce sont des manières de travailler que l’on retrouve partout dans le numérique, pas seulement dans les startups : chez Wikipédia, Linux, dans le logiciel libre, etc. Nous étions en grande proximité avec ce monde-là et donc très vite nous avons montré que nous pouvions agir comme des startups.

Avant même la création de la DINSIC, nous avions créé un incubateur de « startups d’État » qui a réinternalisé dans l’État les méthodes agiles. L’idée, c’est qu’aussi complexe qu’un problème puisse paraître, il est toujours possible, pour moins de 200 000 euros et en moins de 6 mois, de produire un « Minimum Viable Product », soit une première version qui rende service à un client.

On a donc lancé un programme qui disait aux ministères : « quel que soit votre problème, si vous avez 200 000 euros qui permettent de payer un chef de produit, (que nous appelons « product owner ») et deux développeurs de très bon niveau, autonomes, il est toujours possible de faire « Minimum Viable Product. » Et ainsi, depuis, nous avons déjà produit une quarantaine de startup d’État et nous avons toujours pu livrer un « Minimum Viable Product » en 6 mois. La ministre de la Culture vient de décider de lancer le programme du Pass Culture de cette manière.

Donc nous avons internalisé les codes, les méthodes et les compétences des startups. Et puis nous avons fusionné Étalab et l’incubateur de startups d’État avec la DISIC, la DSI de l’État, en montrant que nous pouvions rendre plus agiles les grands projets de l’État, mêmes les plus gros.

Quels exemples de startups d’État réussies pourriez-vous donner ?

Un exemple que l’on aime beaucoup parce que c’est une très belle histoire, c’est « la bonne boîte ». Jean Bassères, le président de Pôle Emploi, a fait confiance à cette méthode et appliqué la recette que l’on recommande qui est de rechercher des innovateurs, pas des innovations. Il a donc lancé un appel aux équipes de Pôle Emploi, avec une commande qui est devenue canonique. Il leur a dit : « si vous êtes les témoins d’irritants réguliers dont tout le monde souffre vraiment, que vous avez une stratégie numérique pour les résoudre et que vous êtes prêts à vous engager personnellement pendant 6 mois pour porter le projet, si ces trois conditions sont réunies répondez-nous moi et je nous financerons les deux meilleurs projets « .

Et il y a eu Éric Barthélémy qui était agent de Pôle Emploi à Hayange dans la vallée sidérurgique de la Moselle. Il a constaté que son agence manquait d’offres et qu’il y avait un véritable « marché » du bouche-à-oreille, de la candidature spontanée et du réseau de proximité. Il a suggéré d’essayer de prédire les entreprises qui allaient recruter. On sait que les deux tiers du marché de l’emploi sont un marché caché qui ne passe pas par les annonces.

Ainsi, Pôle Emploi nous a demandé de les aider à développer un modèle prédictif. Malgré les difficultés et le secret fiscal, en utilisant les données, les déclarations préalables à l’embauche, nous avons pu construire ce modèle prédictif qui trouve des entreprises ayant une probabilité de recruter à 6 mois supérieure à 80%.

La startup s’appelle donc « La bonne boîte ».

Il y a une autre belle partie de l’histoire. Les gens de Pôle Emploi se sont dit que l’outil devait aussi être utilisé par leurs agents et que ce ne soit pas simplement quelque chose de disponible sur Internet. Parce qu’il faut aussi des personnes qui puissent redonner confiance aux chercheurs d’emplois pour les amener à faire une candidature spontanée. Ils ont donc travaillé avec agences pilotes pour définir une nouvelle posture utilisant le site. Et c’était un changement important pour Pôle Emploi.

Un an et demi plus tard, les deux tiers des agents de Pôle Emploi se servent plusieurs fois par semaine de « la bonne Boite ». Et les statisticiens de Pôle Emploi ont démontré que les chercheurs d’emploi utilisant le site ont une espérance de retrouver du travail qui s’améliore de 20 %. C’est une très belle histoire pour un projet qui a coûté 300 000 euros.

J’ai en tête un autre exemple de startup d’État. Nous voulions faire Marchés Publics Simplifiés. L’idée, c’est qu’à chaque fois qu’une entreprise candidate à un marché public, on lui redemande un KBis, l’attestation ACCOS, l’attestation DGFIP qui garantit qu’elle a payé ses impôts, etc. Toutes ces informations proviennent de la sphère publique et on les lui redemande. Donc, on s’est dit qu’il suffirait que l’entreprise donne son numéro SIRET et que l’on se charge de retrouver tout le reste. On a donc fait un produit qui permet de faire cela. On a alors dématérialisé 13 % des marchés publics et il ne tient qu’aux responsables des achats publics d’augmenter cette proportion. Ca fait déjà des millions de pièces qui ne sont plus demandées.

Lorsqu’on a fait Marchés Publics Simplifiés, nous avons produit une API, une interface de programmation dont on a proposé la réutilisation à toutes les administrations. La première qui est venue, c’est la BPI, la Banque Publique d’Investissement, qui a réalisé que pour donner des aides publiques, elle demandait les mêmes pièces. La BPI a donc réalisé Aides Publiques Simplifiées. Aujourd’hui, nous avons une soixantaine d’administrations qui utilisent l’API et on dématérialise ainsi l’échange de 15 millions de pièces par an. Presque sous le radar, sans que personne ne l’ait remarqué.

Poser sur la table la possibilité technique de ne pas réclamer une pièce que l’État avait déjà, cela simplifie bien plus que de mettre des injonctions dans la loi.

Justement, comment faire changer d’échelle les startups d’État ?

Il n’y a pas de mystère, c’est toujours la même histoire. Les systèmes complexes proviennent toujours de systèmes simples qui marchant puis qui grandissent. Cette croissance est certes difficile, au sein de l’État, parce que la culture informatique est de chercher à mettre au plus vite le produit en maintenance, parce qu’il est difficile de réinvestir sur ce qui commence à réussir, parce qu’on manque de profils de « business developpeurs »… Mais nous commençons à avoir d’anciennes startups d’État qui ont un très fort impact, et nous n’excluons pas, pour les projets qui marchent, de passer à des modalités plus contraignantes.

Ainsi, dans la nouvelle loi Droit à l’Erreur, il y a aura probablement une mesure qui interdira de redemander des pièces que l’administration a déjà en sa possession. Et là ce sont des milliards de demandes de documents qui pourront être épargnées aux entreprises.

On sent bien qu’une fois que la preuve de concept est faite, le déploiement demande une énergie importante. Ce n’est pas parce qu’une solution existe que tout le monde se jette dessus et change ses habitudes.

Cela m’a frappé dans mon rapport d’étonnement sur l’État. L’État innove mais il innove de manière discontinue. C’est au moment où l’on prépare un nouveau système que l’on fait le tour d’horizon de tout ce qui existe et que l’on essaie de prendre la meilleure offre. Et après on garde le système pendant quatre ou 5 ans. On a du mal à pivoter en chemin. L’État n’a pas encore de culture d’amélioration continue, quotidienne. Et c’est précisément la force des startups d’État que de montrer que cette amélioration continue fonctionne. C’est le grand changement apporté par le numérique et le web.

Le web apporte un service à distance et qu’il est possible d’améliorer toutes les semaines. Comme Facebook qui, pixel par pixel, change tous les jours. Et puis, le web permet de voir ce que font les utilisateurs. On peut s’améliorer tous les jours en s’adaptant aux besoins des clients. Dans l’industrie automobile, c’est différent, on travaille pendant quatre ans, puis on fabrique une voiture et on la vend. Et là, on espère que les clients vont s’en servir comme on l’avait prévu. Dans le web, on voit les clients donc on peut s’adapter à leurs usages.

Le grand sujet d’enthousiasme ou d’inquiétude du moment, c’est celui de l’intelligence artificielle. Comment l’État aborde-t-il la question ?

L’IA et les technologies de « Deep Learning » commencent à apparaître un peu partout et nous sommes à quelques années du moment où certaines missions qui étaient confiées à des humains seront mieux faites par des IA. Insensiblement, nous voyons naître une forme de gouvernance algorithmique, une manière de faire où l’action publique ou privée mêle de plus en plus la décision de l’humain et celle de l’algorithme.

Nous sommes très attentifs à favoriser l’appropriation de ces technologies et à susciter des expérimentations. Mais, dans le cadre de notre mission d’organisation des données de l’État, nous travaillons aussi à construire la redevabilité de la gouvernance algorithmique. Nous n’avons pas fait tout ce combat des droits de l’homme, de la nécessité pour les agents publics, des responsables de rendre des comptes, pour abandonner les décisions in fine à des algorithmes dont on ne saurait même plus comment ils fonctionnent. L’exemple d’APB qui n’avait pas été politiquement débattu montre bien que l’on va voir ces questionnements surgir de plus en plus souvent.

C’est le rôle de la démocratie qui organise la souveraineté du peuple de permettre une régulation consensuelle et lucide de ce que feront les algorithmes et plus encore des IA. Parce qu’en lisant un algorithme, on peut savoir ce qu’il fait, alors que le principe d’une IA, c’est d’indiquer une cible et de lui permettre de trouver le bon chemin. Cette régulation va être un enjeu majeur, qui demandera une connaissance réelle et expérimentale de ces technologies.

Razak ELLAFI

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